Isotopia Pacifica

Isotopia Pacifica, une exposition personnelle de Stéfane Perraud au Centre d’art de l’université de Honolulu – 22 Octobre – 9 Février 2018

D’avril 1986 jusqu’à nos jours, 600 000 personnes ont été chargées de sécuriser le site de Tchernobyl. On les appelle les liquidateurs. Certains sont morts, d’autres malades. Tous reçurent une décoration figurant une goutte de sang irradiée. La réplique en plomb de cette médaille, défigurée et comme travaillée par le temps, constitue l’une des portes d’entrée sur le travail plastique que Stéfane Perraud mène autour de la question nucléaire depuis plusieurs années. En un sens, lointain, déformé, l’artiste apparaît comme l’un de ces liquidateurs – celui qui après la catastrophe, après le sarcophage, après la maladie, invente les formes et les systèmes, pour donner à voir l’invisible radiation.

En septembre 2013, à la galerie de Roussan, l’exposition “Le Sarcophage de L. en M. (près de D.)” permettait au visiteur de téléguider un petit robot dans une pièce obscure et lointaine, à mi- chemin entre la caverne préhistorique et la centrale nucléaire, ces deux pôles obscures de l’humanité. La figuration de l’énergie atomique, dans l’oeuvre de Stéfane Perraud, ne cessera plus dès lors, d’osciller entre références mythologiques et alchimiques d’une part, et méta-histoire, post-histoire, futurologie ou science-fiction de l’autre. Cette ligne de conduite se retrouve de façon caractéristique dans la série des Bleu-Gorgone (2014-2016), où l’allégorie de la méduse marque l’ambivalente position du nucléaire dans nos sociétés – plus grand des biens, plus grand des maux. Ces deux réacteurs d’un genre spécial reproduisent par un travail proprement alchimique, dans des cuves remplies de gel, le rayon bleu de l’effet Tcherenkoff, aussi beau qu’inquiétant, et qui, en théorie, ne peut être expérimenté ailleurs que dans les piscines de refroidissement des centrales. Cette dialectique du visible et de l’invisible, du mortel et du vital, du passé et du futur, trouvera son aboutissement dans Bleu-Gorgone #2 où le laser du réacteur vient inscrire, au coeur de ces cuves, l’iris des spectateurs/acteurs de cette inquiétante cérémonie fictive qui semble consacrer la perte du primat humain.

Du visible et de l’invisible, de la frontière poreuse entre le corps et l’énergie, et de l’humanité d’après, il sera encore question dans le Traveling iconoclaste, qui joue sur la pulsion scopique du visiteur pour aussitôt la frustrer : l’installation présente la forme d’un corps “sans-organe”, post- nucléaire, qui disparaît au moment où l’on tente de détailler l’effroyable forme de ce monstrueux modelé. Car c’est bien à cela qu’aboutissent les dernières recherches de Stéfane Perraud : à toucher du doigt ce qui serait le signe ou la forme de l’effet nucléaire, en imaginant ce corps irradié, mutant, craquelé et bombardé d’isotopes, en jouant sur la matérialité des matériaux. Il lacère au laser les portraits des chercheurs ayant travaillés à la découverte de l’atome et de ses radiations, il brûle et perfore les Versions d’un même, comme si le chemin de croix de la matière à la recherche d’elle-même ne pouvait s’accomplir autrement que dans l’affolante succession de ces scarifications. Les bocaux organiques de gels fluorescents évoquent les mises en scène des réserves médicales où l’on présente les monstruosités du genre humain – à ceci près qu’ici, ce qui serait la maladie du nucléaire reste toujours belle, claire et lumineuse, comme le sont les choses les plus nocives. Le contraste entre l’esthétique de la lumière et la radiation létale trouve ici son paroxysme dans le spectaculaire Numéro 49, où l’étalement, fragile et étoilé d’un arc de cordes en suspension dans le ciel, figure ce que l’homme a pu imaginer de pire en matière de destruction : l’isotope du plutonium 239, pierre angulaire du projet Manhattan, dont le souffle d’un trait suffit à rayer une ville.

C’est sans doute pour que le voyage sur les terres inhospitalières de l’espace nucléaire soit plus paisible que Stéfane Perraud, depuis 2015, a choisi de donner la forme d’une fiction à son travail de “liquidateur”. “Isotopia”, petit monde parallèle, utopie infernale, construite à partir de la table des isotopes, sert autant d’atelier que de zone d’exposition. Elle dérive aujourd’hui jusqu’à Hawaii, comme une invite à découvrir le corps protéiforme de l’impossible matière.

Aram Kebabdjian, 2017